Cahiers de biologie moléculaire

 

            Il est difficile de retracer l’ensemble du contexte qui m’a poussée à travailler avec des cheveux. Au début c’était la souplesse et la force de ce matériau, ainsi que ses qualités graphiques, mais tandis que je développais ma recherche, je me rendais de plus en plus compte que mon travail essayait de rendre manifeste une sorte de dialectique émouvante et dérangeante. Le travail de recherche que j’effectue tourne autour d’une obsession récurrente : la question de la manipulation du vivant. En faisant un travail autour du corps, je joue avec l’indestructibilité de la vie. Ma pratique se dirige vers une nouvelle perception du corps; je donne ainsi une nouvelle existence, une deuxième destinée à ces résidus organiques sans vie.

 

            J'utilise donc mes propres cheveux et les cheveux des autres comme  matière première en leur conférant une dimension plastique, mais aussi parce qu'ils possèdent une charge spirituelle importante. J’explore leurs pouvoirs dérangeants et expressifs pour exprimer l’idée de mortalité, et la force inextinguible de la nature. Insensibles à la douleur et à la condition mortelle, les cheveux m’offrent un espoir de résistance face à la loi de la mort. 

 

            Mon travail procède d’une désacralisation de tout ce qui entoure les résidus corporels. Elle soulève de nombreuses interrogations, sous de multiples aspects, qui sont en même temps des questionnements distincts et complémentaires. Il y a une multiplicité des lectures formelles et une multiplicité d’intérêts dans mon travail : matériaux utilisés, raffinement de la technique, réappropriation des traditions ancestrales, rapport avec les sciences naturelles, etc.

           

            Dans mes broderies, le rapport contradictoire entre le désir et la répulsion est mis en évidence. Les cheveux provoquent des réactions contradictoires de fascination et d’abjection, tout particulièrement quand ils sont détachés de notre corps. A partir de la réflexion sur les fortes connotations de ce matériau, j’ai créé des broderies qui visent à provoquer un mélange d'attirance et de répulsion en me questionnant sur l'utilisation du corps comme matière. Les résidus sont détournés, en démontrant qu’ils possèdent une autre vie au-delà de leur fonction initiale. La préciosité du trait nous fait oublier l’origine du matériau pour nous dévoiler le grand dessin, un réseau de lignes qui nous renvoie dans un univers cellulaire en même temps que les lignes peuvent suggérer des rues, des artères, des cartes du cerveau humain, ou des membranes du système nerveux. Le cheveu passe au second plan pour laisser la place au dessin. J'utilise les cheveux comme on pourrait utiliser de l’encre ou de la mine de plomb. Je travaille la souplesse et la force de ce matériau, tout en tenant compte de sa fragilité. C'est une réflexion « picturale » avec des moyens « non picturaux ».

 

            La notion de différence dans mon œuvre se manifeste par une double inspiration, à la fois archéologique et  biologique. Comme dans l'archéologie, je fouille dans la mémoire, une mémoire anonyme et je cherche à récupérer cette mémoire perdue. Comme dans un musée, je classifie ma matière première. Cette classification, comme celle d'un cabinet de curiosités ou d’un musée d’histoire naturelle, relève autant du jeu d’enfants que des rituels.  Je m’intéresse aux collections, et chaque collection est un monde en miniature. La classification est dans mon œuvre une manière de cartographier la mémoire et chacune de mes pièces est une sorte de site archéologique.  Une autre source de ma démarche est la recherche biologique, dans un regard tourné vers l'avenir, on est toujours dans la découverte de quelque chose qui n'est pas encore révélé -mais qui existe déjà tout comme pour l'archéologie-. On analyse l'univers microscopique, domaine inconnu en partie, pour aller à la recherche de notre essence, de la « matrice humaine ».

 

            L'art textile, comme travail humain, implique toute une tradition, une création et une technique. Dans les peuples précolombiens, aucun textile n'était fait au hasard. Tous possédaient un sens. Ils étaient liés étroitement à la vie quotidienne et aux cérémoniaux. Les cheveux sont universellement considérés comme magiques, regardés souvent comme un point de concentration de l'énergie vitale. A tel point que les peuples précolombiens  n'abandonnaient jamais tous  les cheveux d'un individu. Le but du tissage était d'éparpiller cette force. Ces cheveux faisaient partie du rituel mortuaire, ils avaient un rapport avec l'individu inhumé. A partir du rituel funéraire, mon travail semble  relever d'une volonté de remémoration. Ce fil, la mémoire de la ligne, est aussi la trame de l'artifice. Il n'annonce pas un récit, mais une absence. Il nous renvoie au textile précolombien et à la présence de la momie et en  même temps, à la contemporanéité, grâce à la nouvelle transformation de la matière biologique.